26/06/ 2021
par Louis Seiller, Envoyé spécial dans la région de Bitola (Macédoine du Nord)
Passionnés par l’«Apis mellifera macedonica» et par le nectar aux vertus exceptionnelles qu’elle fabrique, deux apiculteurs du sud-ouest de la Macédoine du Nord unissent leurs savoir-faire pour protéger l’insecte menacé par l’introduction d’espèces étrangères, et privilégient l’équilibre environnemental à la productivité.
Sa corbeille à pollen bien attachée à ses pattes arrière, «ptchéla», l’abeille, fait une escale inhabituelle avant de déposer sa dernière récolte dans son logis de bois, tout proche. A l’aise et curieuse, la butineuse sonde les anfractuosités de ce pouce brûlé par le soleil sur lequel elle a atterri, et dont elle fait tranquillement le tour. Pourtant, l’apidé la plus connue de Macédoine n’est pas réputée pour sa douceur. «Quand un biologiste allemand est venu étudier nos abeilles, il ne voulait pas enfiler de protection, s’amuse Dico Dimkovski, 66 ans, et familier de l’abeille autochtone. Il pensait qu’elles seraient calmes comme celles d’Allemagne. Mais quand il a ouvert une ruche, les abeilles se sont jetées sur lui, et il a crié : “Donne-moi la vareuse, vite !”» Domestiquée depuis peu, l’abeille de Macédoine garde de sa vie sauvage de farouches réflexes et choisit sa compagnie.
Présente de l’ouest de la Bulgarie à l’est de l’Albanie, et du sud de la Serbie au nord de la Grèce, Apis mellifera macedonica rayonne au cœur des Balkans, autour de cette terre antique qui lui donne son nom. Son miel de fleurs sauvages, crémeux à souhait, ne fait pas saliver que les enfants qui s’en régalent tous les matins. Depuis toujours, ses arômes de thym et de trèfle blanc fortifient l’esprit comme le corps et au moindre signe de faiblesse, on fait confiance aux vertus de ce miel solaire. En Macédoine, rares sont ceux qui partent au travail sans s’être délectés de leur cuillère quotidienne.
Entre les framboisiers et les groseilliers
Dans le village à moitié déserté de Dihovo, blotti contre les denses forêts du parc national du Pelister, la «macedonica» s’affaire autour des acacias. La sous-espèce balkanique peut compter ici sur un duo de protecteurs dévoués : Naco et Dico (prononcer «Natcho» et «Ditcho»). L’amour de la ruche réunit ces deux voisins qu’une génération sépare. «Apis mellifera macedonica s’est adaptée à son environnement au cours de millions d’années d’évolutions, explique Naco Jovcevski, 32 ans, en enfumant délicatement une première ruche afin de contrôler l’état de santé du couvain. Elle a dû apprendre à survivre à des hivers très rigoureux et à des étés secs, sans beaucoup de nectar disponible.» Cette résistance aux aléas s’avère précieuse face aux conséquences toujours plus sensibles du changement climatique.
Car, loin des journées écrasées par la chaleur que connaît habituellement la Pélagonie en juin, le printemps 2021 est frais. On grelotte presque dans la région de Bitola. «Pour une belle production de miel, il faut des nuits à 15°C, afin que toutes les plantes fleurissent, soupire le jeune père de famille en désignant les prairies qui bordent son terrain. Mais 15°C, c’est ce que nous avons en journée en ce moment…» Posé à 822 mètres d’altitude aux pieds du mont Baba, son rucher entouré de fruitiers bourdonne à peine. Souriant malgré tout, Naco n’en demande pas trop à ses 400 ruches. Le trentenaire aux traits enfantins a fait une croix sur les trois tonnes qu’il récolte les années fastes. Il sait qu’il doit laisser suffisamment de miel à ses milliers d’ouvrières en prévision de l’hiver.
Si la quantité varie, la qualité, elle, reste. Les miels du village de Dihovo sont du haut de gamme. Apis mellifera macedonica sublime le nectar des fleurs sauvages, en concoctant un «med» fort et raffiné. Un miel que l’on aimerait retrouver parmi les pots de nos supermarchés dont la description interroge : «Miel hors UE». Peu de chances cependant d’y retrouver ceux de Macédoine du Nord, et surtout celui de Naco : la vente n’a lieu qu’au beau milieu de son petit rucher, entre les framboisiers et les groseilliers. «La région se prête bien à l’apiculture biologique, car elle est encore très naturelle, l’agriculture intensive n’y est pas développée, assure-t-il, alors qu’un loriot lâche quelques notes flûtées depuis les cerisiers. Il y a une grande diversité de fleurs et de plantes.» Dans cette plaine de la Pélagonie qui dévale jusqu’en Grèce voisine, point de «néonics» (néonicotinoïdes), ces «tueurs d’abeilles» qui ravagent ailleurs les populations d’insectes. La campagne y est habitée, et vivante.
«Préserver les équilibres»
La star tirée de ces prairies préservées, c’est le livadski, miel polyfloral, doré comme le soleil macédonien. Sa faible densité révèle aux palets chanceux toute la richesse du terroir par son intense arôme de fleurs. «Grâce à la grande diversité de nectars, ces miels ne cristallisent que très tard, un an après la production», pointe Dico de sa voix grave. Moins flamboyant, mais d’une belle légèreté et agréablement amer, le choumski med, miel de forêt, enfile évidemment une robe plus sombre, celle, ambrée, des pins et des chênes qui recouvrent les collines de la région. Avec ses miels et du tahiné, Naco concocte une pâte épaisse, au délicieux goût de noisette : le medsotan. Cette douceur addictive, léguée par cinq siècles d’occupation ottomane, est un immanquable des jours de fête.
De la Macédoine, nos clichés hexagonaux ne gardent souvent l’image que d’une salade que les locaux appellent ici «salade russe». Terre d’agriculture, dont la cuisine est imprégnée des brassages de populations qui façonnent son territoire escarpé, la petite Macédoine du Nord n’est pas qu’un paradis de légumes, c’est aussi un éden d’abeilles. Une réalité qu’a magnifiquement rappelée le film Honeyland. En contant la vie de Hatidze Muratova, une apicultrice qui récolte son miel selon des traditions ancestrales, ce succès cinématographique mondial est devenu le meilleur ambassadeur de cet Etat de deux millions d’habitants, indépendant depuis tout juste trente ans. «Ce film a permis de faire reconnaître la Macédoine comme un pays de miel, se réjouit Nikolce Nikolovski, président de SlowFood Macedonia. L’apiculture fait partie de notre quotidien, et Honeyland illustre cette partie de notre identité. Par son respect des abeilles, Hatidze Muratova nous rappelle l’importance de préserver les équilibres de la nature.»
Les techniques de Hatidze pour amadouer les abeilles sauvages, Dico les connaît bien. Dans son rucher ombragé de pommiers, cet ancien électricien choisit une sorte de panier tressé de branches et de feuilles séchées, et le soulève prudemment. «Voilà la teurmka, ou kocharé, comme on l’appelle dans la région de Bitola. C’est avec ces ruches traditionnelles que je suis allé chercher mes premiers essaims d’abeilles sauvages, à la fin des années 90. Je les repérais dans les grottes ou les troncs d’arbres, et je les appâtais avec de la mélisse.» La teurmka a été utilisée dans les Balkans jusqu’à la modernisation de l’apiculture dans les années 50. Elle peut donner jusqu’à 4 kilos de miel, contre au moins 10 avec les modernes.
«Désinformation et le marketing agressif»
S’ils vivent avant tout de leurs ruches modernes, plus pratiques et plus simples à manipuler, Naco et Dico tiennent à préserver les techniques traditionnelles. Les voisins de Dihovo joignent surtout leurs efforts pour défendre la belle autochtone qui n’est pas seulement menacée par les caprices de la météo. «De plus en plus d’apiculteurs se fournissent aujourd’hui avec des abeilles étrangères, se désole Dico, en choisissant soigneusement ses mots. La loi interdit leur importation, mais cela ne suffit pas à contrer la désinformation et le marketing agressif. Ces abeilles sont peut-être plus productives, mais elles ne résistent pas aux hivers, contrairement à Apis mellifera macedonica.» Fondateur de l’association MacBee, Dico alerte sur les risques d’hybridations. Un peu partout dans le pays, les 24 membres de ce réseau de passionnés testent et expérimentent pour améliorer la sélection des reines, et ainsi assurer le maintien de la sous-espèce.
Un futur sans Apis mellifera macedonica ? Inimaginable pour Naco qui lui a déjà consacré la moitié de sa jeune vie. «J’ai commencé à 16 ans en aidant mon grand-père à récolter son miel. A cette époque, je n’y connaissais absolument rien, mais aujourd’hui, les abeilles sont mon art de vivre.» Unique apiculteur de Macédoine du Nord à partager son savoir-faire avec les touristes, Naco a été également le premier à se lancer dans l’apithérapie et à mettre en valeur toute la largesse des abeilles. «Voilà la “bombe énergétique”, comme l’a surnommée un client polonais, s’exclame-t-il en brandissant une étrange mixture, aux multiples nuances de jaune. Il y a du miel, de la gelée royale, de la propolis et du pollen. Que du bon !» Contre l’asthme, les allergies ou simplement pour se détendre, on s’arrête aussi dans le rucher-verger de Naco afin d’inhaler l’air des ruches, «le septième produit que m’offrent les abeilles [Naco récolte également la cire et le venin d’abeille, NDLR]».
Unis par le destin de leur abeille fétiche, Naco et Dico savent que sa préservation passera avant tout par le respect des équilibres. Et une foi certaine dans leur environnement, comme en témoigne une curieuse touffe de poils accrochée au grillage du rucher. «Il y a deux semaines, un ours m’a pris une ruche», rigole Naco. Avant d’ajouter d’un haussement d’épaules, «l’ours aussi aime le miel».